La moiteur des nuits de Douala s'infiltrait par la fenêtre ouverte. Dans l'appartement d'Otia, l'air était chargé d'une tout autre densité : une atmosphère de création, presque sacrée, tissée de silence concentré et des odeurs de thé et de café refroidissant dans leurs tasses.
Au milieu des carnets de notes et des livres ouverts, l'écran de l'ordinateur portable projetait une lueur blanche sur le visage de Djamil. Cette séance de travail s'éternisait mais il fallait bien rattraper leur retard. Au fur et à mesure que la nuit s'avançait, Otia sentait des fourmillements dans sa nuque. La concentration prolongée la faisait souffrir..
Un bref coup d'œil à son assistant lui tira une moue de jalousie enfantine. À vingt-neuf ans, il gardait une pose tranquille, assis dans le grand pouf à côté du fauteuil, tapotant sur son portable. Il avait rapidement adopté cette position pour travailler et, sans bouger, il lisait et écrivait, les yeux fixés sur l’écran, toute son attention capturée par les mots.
Ou pas.
— « Cette scène-là… » La voix de Djamil, habituellement neutre et professionnelle, était plus basse. Il tapota l'écran du bout de l'index en un geste agacé. « C’est le moment où ils cèdent. Tu sais, après toutes les hésitations, les regards volés, les non-dits… On sent que ça bascule. »
Le jeune homme leva ses yeux clairs vers elle. Otia, repliée en tailleur sur le canapé, se redressa involontairement, le dos droit, telle une statue d'élégance, malgré la fatigue. Elle pencha la tête, un léger pli d'amusement au coin des lèvres.
— « Tu veux dire, le moment où ils passent au niveau supérieur ? »
Elle était trop pudique quand il s'agissait de parler avec ses propres mots. L’effort pour les remplacer n’avait pas échappé à son jeune assistant qui s’était déjà moqué de sa pudeur.

Un sourire se dessina sur le visage de Djamil.
« Non. Le moment où ils ne peuvent plus ne pas le faire… C’est entièrement différent. »
Elle s’était redressée, décidément cette pose lui faisait trop mal. “Je rêve où il veut me donner une leçon sur les relations intimes ?” Elle évita de le reprendre. Après leur dernière dispute sur les changements apportés à la scène elle avait décidé qu’elle serait plus conciliante.
— Tu suggères un flirt ouvert, là ?
— Un flirt ?
— Excuse-moi de ne pas savoir quelles sont les expressions employées par les plus jeunes.
— Pas de problème, c’est pour ça que je suis là.
Ce diablotin frisé avait vraiment décidé de lui taper sur les nerfs aujourd’hui. Otia ne pouvait pas s’énerver, son immeuble était plein de commères et cette histoire prendrait des proportions énormes. Elle l’avait invité à terminer le travail du chapitre dans son appartement parce qu’il vivait à l’hôtel et cette option la rebutait au plus haut point.
Mais à regarder son regard rieur à peine dissimulé sous sa tignasse bouclée, elle se demandait si une autre option n’était pas envisageable.
« On peut jouer la scène pour mieux tester la cohérence », reprend Djamil.
Il s’était complètement tourné vers elle, en position de tailleur, son ordinateur portable posé au sol.
« Juste pour sentir le rythme. Voir ce qui fonctionne, ou ce qui sonne faux. »
Un rire nerveux s’échappa de la gorge de Laure.
— Tu veux improviser une scène de flirt ? Juste comme ça ? »
— Pas une scène de flirt, rectifia-t-il. Une scène de tension. Le point de rupture entre deux personnes qui ne sont pas censées aller plus loin… mais qui, l'espace d'un instant, oublient toutes les raisons qui devraient les en empêcher.
Otia avait l'habitude de tester ce genre de scènes auprès d'amies à qui elle les lisait pour avoir leur avis, ou avec son mari quand ils vivaient ensemble. Mais lui n’était pas du genre à se projeter, et leurs retours n'étaient jamais très constructifs.
Avec une lenteur calculée, Djamil se redressa d'un bond, ses bras effleurant à peine le sol. En deux pas, il réduisit l'espace entre eux. Ses pieds nus sur le carrelage semblaient glisser vers elle. Il envahit son espace, les yeux toujours braqués sur elle.
Otia regrettait maintenant d’avoir opté pour une chemise plutôt que pour le polo confortable. Elle sentait les contours de son vêtement l’entraver. Elle se releva avec peine, maudissant encore ses trente-neuf ans et ce dos douloureux. Elle prit son temps pour déplier ses membres avant de prendre la main tendue par Djamil.
Ce n'était pas une invitation, c'était un défi. Otia avait toujours été un peu orgueilleuse, comme son mari le lui rappelait souvent en se moquant d'elle. Elle hésita une seconde, l’image de son mari s’imposant à elle comme un signal d’alarme pour lui faire prendre la mesure du danger.
“Je ne suis pas une petite fille” se sermonna-t-elle.
Face à Djamil qui faisait bien deux têtes de plus qu'elle, elle se sentait tout de même toute petite. Elle voulait garder toute sa contenance, montrer qu’elle pouvait se tenir face à lui sans vaciller comme une collégienne.
Elle posa sa main, plus petite, dans la sienne.
Il la guida pour qu'ils se fassent face au centre de la pièce, sous le lustre, avant de la lâcher pour reculer de quelques pas. C’était l’endroit le plus dégagé du salon, les rideaux aux fenêtres leur apportaient de l’intimité et le souffle glacée de la clim sur leur droite les frappait de plein fouet.
Quelques secondes pour entrer dans le rôle et la fiction les enveloppa. Il n'était plus Djamil, l'assistant polyglotte ; il était Aleksander, le médecin métis russe qui revenait servir dans le pays de sa mère. Sa posture changea, son regard s'assombrit.
« Rabia, tu n’as pas le droit d’être là, » dit-il, sa voix grave, teintée d'un accent russe qui imitait plutôt bien. « Pas à cette heure. C’est de la folie. »
Otia entra dans le jeu, surprise par sa propre facilité à devenir la jeune médecin mozambicaine, tiraillée par ses émotions. « Et toi, » répondit-elle, sa voix à peine un murmure, « tu ne devrais pas m’ouvrir cette porte. »
Il fit un pas. L'espace entre eux se réduisit à nouveau. Elle recula instinctivement, heurtant une pile de livres posée près du mur.
« Tu recules alors que c’est toi qui es venue me retrouver, Zaïka ? »
Le mot la frappa. « Zaïka ? » répéta-t-elle, sa voix trahissant sa surprise.
« — C’est le surnom que je lui donnerais. En russe, c’est assez affectueux. » expliqua-t-il.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?»
Pas de réponse.
— Djamil …
— La scène ne fonctionne pas. Tu te conduis un peu comme elle, est-ce que tu trouverais logique qu’elle fasse le premier pas alors que toi tu fuis ?»
Elle leva les yeux au plafond. Elle aurait voulu "tchipper" mais c’était une autre ouverture pour la taquiner.
— Elle devrait marcher vers lui, selon toi ?
— Elle l’a rejoint à une heure tardive, traversant un hôpital dans l’insécurité pour se rendre dans une zone où elle ne devait pas être. Pourquoi elle tremblerait à la fin ?
Leurs regards étaient rivés l’un sur l’autre, chacun refusant de baisser les yeux. Otia serra les poings et tritura sa chemise pour se contenir. Elle ne voulait pas bouger ; son orgueil ne lui permettait pas. Elle releva la tête pour faire face à son interlocuteur.
Il resta là, suspendu à un souffle d'elle, la tête légèrement inclinée sur la droite, l’observant, analysant chacune de ses expressions. Un monde de possibilités existait dans cette fraction de seconde. Puis, avec la même lenteur, il recula d'un pas.
Le sourire qui revint sur ses lèvres était bien celui de Djamil. « On pourrait écrire ça, » dit-il. « Chaque silence, chaque hésitation. Exactement comme ça. Mais, dans cette logique, Rabia rejoint Aleksander puis se ravise. »
Otia prit une profonde inspiration, ses tempes lui faisaient mal, la pièce devenait de plus en plus inconfortable, sa présence à lui était de plus en plus inconfortable. « Je pense… qu’on tient notre scène. ».

Elle se reprit rapidement à son travail. Elle voyait la scène de manière plus étendue, ce moment où leurs personnages prennent conscience qu’il y a de l’attirance entre eux.
Attirance, attraction… le besoin d’être avec lui. Le malaise qu’elle avait ressenti se précisait, la conclusion lui apparaissait plus nette. Elle l'avait invité non pas pour finir le chapitre plus vite, mais pour passer plus de temps avec lui.
Une démarche abusive. C’était le genre de manœuvre qu’un patron pourrait utiliser pour profiter de sa position. Djamil était son assistant, pas son employé, mais dans leur relation, elle était non seulement la plus âgée, mais aussi la figure de l’employeur.
— Quelque chose ne va pas ?
Il la scrutait, la tête légèrement penchée.
— On n’était pas obligés de travailler ici ce soir.
Cet aveu était comme mille aiguilles entaillant sa gorge. Elle était au bord des larmes, en colère contre elle-même. Elle refusait de se trouver une excuse pour céder.
« Cette nuit est mauvaise conseillère. On peut arrêter là pour le moment. Tu dois rentrer, et demain, on pourra continuer. »
Otia avait avancé avec des œillères jusqu’ici, mais Djamil, lui, en avait pris conscience bien plus tôt. Maintenant, ils savaient tous les deux les raisons de leur alchimie, pourquoi ce projet qui leur avait été confié avançait si vite.
Mais elle, elle avait besoin de temps. Il ne tenta pas de s’approcher au risque de la brusquer pour de bon. Il ramassa son ordinateur pour le fourrer dans son sac à dos. Ses mouvements étaient lents et mesurés.
— Je suis désolée de te faire rentrer si tard.
— T’inquiète.
Il revint sur ses pas, tout en gardant une distance raisonnable. « Je suis venu ici parce que je le voulais. Mais si ça doit te mettre dans cet état, alors on se contentera de travailler au bureau. »
Otia ne put qu’acquiescer, les yeux rivés vers un point invisible sur le mur. Djamil sortit sans un bruit.
Elle se précipitât pour fermer la porte à clé. Les mains collées ç la porte, elle l’entendait descendre les escaliers.
Il y avait désormais ce fil invisible et brûlant qui avait traversé leur fiction pour s'enrouler autour de leur réalité.
