L'air de Douala, lourd et saturé d’humidité, frappa Park Seung-Hee comme un poing chaud dès qu’il franchit les portes vitrées de l'aéroport. Dehors, le soleil se déversait sans merci, faisant resplendir les toitures et les carrosseries des véhicules. En quelques secondes à peine, il se sentit comme plongé dans un bain tiède et moite. Il tira sur les pans de sa veste en coton, passa une main nerveuse dans ses cheveux et serra plus fort la poignée de sa mallette pour se contenir.
À 28 ans, Seung-Hee avait été envoyé au Cameroun comme un guerrier en exil avec une mission de salut. Son but : faire de l’hôtel Bibinga, le prochain diamant des Park et de leur marque hôtelière, Fortuna. Pour son cousin, le prochain PDG du groupe, c'était un test de compétences, voire de loyauté. S’il échouait, celui-ci lui ferrait sentir son exclusion de la manière la plus humiliante possible. Alors, Seung-Hee ne pouvait entrevoir l'échec.
Le chauffeur qu'il avait suivi dehors ouvrit la portière de la Mercedes noire. Seung-Hee prit place après avoir délicatement posé sa mallette sur le siège en cuir. Quand l'homme, un natif qui s'exprimait plutôt bien en coréen, eu confirmé leur destination, le jeune homme n'accorda plus aucune attention aux bruits de la ville. Lorsque la climatisation eut raison de la moiteur ambiante, il sortit sa tablette. Il lui fallait vérifier une dernière fois les chiffres avant la réunion. « L'équipe sur place est surtout composée de Camerounais », songea-t-il. « Et seulement huit de nos compatriotes pour le suivi de l'investissement. Les douze prochains mois s'annoncent intenses ».

Bienvenue à l'hôtel Bibinga
Le trajet jusqu'à l'hôtel avait été long, mais cette pause forcée lui avait au moins permis de vérifier quelques points. Malgré les arrêts et les virages, rien ne parvenait à briser sa concentration. Après une dernière heure passée dans un embouteillage, la voiture s'arrêta enfin devant l'établissement, situé en plein Akwa. Sans même baisser sa vitre, Seung-Hee jeta un œil au bâtiment pendant que le chauffeur tentait de se garer. Sa première impression se confirma : l'endroit n'avait rien d'engageant.
Dès son arrivée, il nota la présence de vendeurs près d'une entrée secondaire, juchés sur de hauts tabourets derrière des caisses en bois. Leurs bijoux et montres étincelants se démarquaient de leur contenant. Plus loin, le service de nettoyage ramassait les ordures. L'extérieur, protégé par un paravent rouge et doré, ne parvenait pas à masquer le contraste des lieux. Lorsque le chauffeur se gara enfin devant l'entrée principale et vint lui ouvrir la porte, Seung-Hee l'emprunta, histoire d'observer ce que les clients découvraient en pénétrant dans l'hôtel.
De l'autre côté des portes, son regard fit immédiatement le tour du hall d'accueil. Le marbre était terne, la fontaine centrale, asséchée, et le jardin intérieur d'une banalité affligeante. Derrière la baie vitrée, quelques clients dînaient au restaurant, tandis que d'autres, plus nombreux, se faisaient conseiller à la réception ou se dirigeaient vers les ascenseurs.
« Un taux de remplissage de 45% en début de saison, et des réservations tout aussi faibles pour les mois à venir. », songea-t-il en commençant mentalement la liste des points à aborder en réunion. Il en était encore à noter ces détails, perdu au milieu des allées et venues, quand il remarqua un groupe de personnes posant sur lui un regard… indécis.
Ils se tenaient près de l'accès au parking, visiblement en train de se demander s'il était bien le nouveau Directeur du Développement. Sans plus attendre, il se dirigea vers ce comité d'accueil, composé pour l'essentiel de cadres locaux, raides dans leurs uniformes.
« Nous sommes ravis de vous accueillir parmi nous monsieur Park Seung-Hee », dit le plus âgé d'entre eux.
Quatre hommes et trois femmes. Grâce aux photos de leurs dossiers, il reconnut le directeur adjoint, le directeur technique, le coordonnateur du projet, la directrice des ressources humaines, la directrice marketing et… visiblement le traducteur, qui entama un discours de bienvenue en anglais.
« Je parle français », l'interrompit Seung-Hee avec un léger accent calculé.
Une onde de soulagement parcourut le petit comité, dégelant les postures. Seul le traducteur pâlit légèrement, voyant son rôle lui échapper. Sans même un regard pour l'homme, Seung-Hee ajouta, avec une feinte hésitation : « J'aurai néanmoins besoin de vous pour les réunions officielles. Et pour mes sorties… je crains d'avoir encore quelques lacunes ».
A l'instant, le sourire revint sur le visage du traducteur, et le coordonnateur esquissa un léger rictus, visiblement amusé par la manœuvre. Après les plates amabilités d'usage et les présentations rapides, le directeur technique prit les devants pour guider le groupe vers la salle de réunion, sous le regard des clients curieux.
Alors qu'ils s'engouffraient dans l'ascenseur, le regard de Seung-Hee croisa celui de la directrice marketing. Une fraction de seconde seulement, mais suffisante pour recevoir de plein fouet une décharge de mépris. La violence de cette œillade fut si brutale qu'un malaise froid lui parcourut l'échine. Puis, tout aussi soudainement, son visage redevint neutre, les yeux déjà baissés vers le sol.
Laissez-moi vous guider
La réunion, supposée être une formalité, s'éternisait. En raison des restrictions légales, Park Seung-Hee ne pouvait occuper le titre de Directeur général ; sa fonction officielle de "Directeur du Développement" était donc un leurre, une subtilité que l'exécutif devait comprendre sans qu'il ait à l'ébruiter.
Contrairement aux injonctions autoritaires de son cousin Park Jin-Ho, il avait opté pour une approche moins frontale. Ils venaient de passer en revue les dossiers des travaux et des ressources humaines. Restait le point le plus sensible : l'image de l'hôtel.
« L'ancien Bibinga avait une réputation d'excellence locale, » commença Seung-Hee, sa voix nette et froide coupant l'air conditionné. « Le conglomérat Park a investi des millions pour le transformer en Fortuna Bibinga. Pourtant, votre stratégie de communication semble se complaire dans des codes esthétiques… restrictifs, qui ne parviennent pas à toucher notre cible internationale. »
À l'extrémité de la table, Akani Seng, coincée entre le coordonnateur et la DRH, se raidit. Le "nouveau", songea-t-elle, débarque et croit tout savoir. Elle se pencha légèrement, ses yeux noirs assombris par une frustration contenue.
« Monsieur Park, notre marché camerounais repose sur des représentations fortes. Notre identité visuelle est conçue pour créer un lien de confiance avec la clientèle régionale, qui reste notre base fidèle. Nous sommes ancrés dans un terroir, ce qui n'est pas un handicap. »
« Le terroir est un atout, Mademoiselle Seng, quand il se traduit par un taux de remplissage élevé, » rétorqua-t-il sans élever le ton. « Or, les chiffres actuels ne reflètent pas cet avantage. La culture doit servir le rendement, pas l'inverse. Le Cameroun se revendique d'une multiculturalité ; notre communication doit le refléter. Ma mission n'est pas de célébrer un héritage, mais de bâtir une fortune. »
Un silence glacial accueillit ses mots. Il venait de tracer la ligne de front.
Akani Seng ouvrit la bouche pour rétorquer, un argument cinglant sur le bout de la langue, quand Seung-Hee baissa les yeux vers sa tablette, levant la main dans un geste d'apaisement qui était tout sauf conciliant. Le geste fut bref, mais pour tous les regards encore braqués sur elle, il parut durer une éternité. Le coordonnateur lui lança un discret signe de tête, tandis que la DRH, à côté d'elle, lui saisit la main sous la table dans une étreinte ferme.
Feignant de ne rien remarquer, Seung-Hee laissa le silence s'installer quelques secondes de plus avant de relever finalement la tête.
« Dès demain, nous rationaliserons l'image de marque, » annonça-t-il, d'une voix redevenue parfaitement neutre, comme si la passe d'armes n'avait jamais eu lieu. « Nous travaillerons ensemble à une nouvelle stratégie. Une qui apportera la fortune que le nom "Bibinga" mérite. »
Ces mots, prononcés avec sérénité, agirent comme une clôture définitive. La réunion était terminée. Pour Seung-Hee, cet échange n'était qu'un premier ajustement. Quels que soient les obstacles, les regards noirs ou les rancœurs cachées, il était venu pour conquérir , et c'est ce qu'il ferait.
A la lueur de son dernier souffle
« De quel droit est-ce qu'il se permet de me dire ça ? »
Akani avait attendu de se retrouver seule avec ses deux collègues avant d'exploser. Du haut de ses talons, elle ne cessait de faire les cent pas dans son bureau, faisant virevolter sa jupe orange dans un curieux ballet. Même ses tresses sautillaient joyeusement autour de son visage. Elle s'en saisit pour les nouer en arrière. Jeanne, la DRH sourit en s'asseyant sur un des fauteuils de visiteur.
— Tu as seulement fait quoi au gars là pour qu'il te cherche comme ça ? dit-elle en souriant.
— Que je l'ai d'abord vu où ? On ne l'a pas rencontré ensemble aujourd'hui ?
— A vous regarder, continua André le coordonnateur, on aurait plutôt dit des anciens dossiers qui se retrouvent.
Elle s'arrêta un instant pour les observer tous les deux. André était resté près de la porte, surveillant sans doute els bruits dans les couloirs pour éviter d'être surpris par des curieux. Le bureau était plutôt grand mais Akani avait l'impression d'étouffer.
« Mieux je ne vous répond pas », dit-elle simplement. Qu'est-ce qu'elle aurait bien pu dire sans trahir une information. Pour eux c'était juste un partenariat. Mais elle connaissait les dessous de cette collaboration. Ce Park Seung-Hee n'était pas là pour rehausser l'hôtel. Il guetterait la moindre occasion pour les évincer. Toutefois, elle devait mieux cacher sa colère.
Elle inspira lourdement et après quelques moqueries, les trois amis se séparèrent, chacun rejoignit son bureau et ses affaires.
Plus tard dans la soirée, le calme s'était installé dans l'hôtel. Seung-Hee, incapable de trouver le sommeil, travaillait seul dans son bureau du premier étage, absorbé par les rapports financiers. L'excitation de cette première journée, mêlée au décalage horaire, le tenait éveillé. Vers 22 heures, il repoussa sa chaise et sortit, avec l'intention de se rendre à l'espace repas du deuxième étage où un plateau lui avait été laissé.
Alors qu'il s'engageait dans le couloir faiblement éclairé, une silhouette se détacha de l'ombre. C'était Akani.
— Je vous croyais partie, fit-il, stoïque malgré sa surprise.
— Je travaille tard, rétorqua-t-elle, le menton légèrement levé. « Et l'hôtel me "loue" une chambre. Le forfait est défalqué sur mon salaire. »
Le défi, dans sa voix, était palpable. Seung-Hee s'interrogea, une fois de plus, sur la source d'une telle hostilité. Mais avant qu'il ne puisse formuler une réponse, un bruit incongru leur fit dresser l'oreille : un grattement sourd, provenant de l'étage au-dessus.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il, l'attention déjà détournée.
— Des travaux de nuit, peut-être, lança-t-elle avec un certain agacement. Ce n'est sans doute rien…
Sa phrase s'éteignit net, avalée par un craquement sinistre. Puis vint un son à glacer le sang : un cri étouffé, suivi d'un grondement profond qui sembla faire vibrer la structure même des murs.
Les yeux d'Akani s'écarquillèrent.
— Le troisième étage, murmura-t-elle.
Ils se précipitèrent vers l’escalier de service. À mesure qu’ils montaient, les lumières se mirent à vaciller, projetant des ombres folles sur les murs.
Quand ils atteignirent le palier du troisième étage, ils furent saisis par une obscurité presque totale. Puis leurs yeux s’habituèrent, et ils l’aperçurent : à l’extrémité du couloir, près de la chambre 310, une silhouette de lumière verte, diffuse et pulsante, se tenait immobile au-dessus du sol. Elle palpita une dernière fois, comme un cœur qui lâche, et s'évanouit. Au même instant, toutes les lumières de l’étage s’éteignirent, les plongeant dans un silence de tombe. Une seconde plus tard, le courant revint avec un ronronnement sourd. Le couloir était vide.
Sans un mot, sans un regard, ils firent un pacte de silence sur cette apparition. Une partie de l'esprit de Seung-Hee hurlait qu'il fallait fuir, immédiatement, mais ses jambes, comme mues par une force obscure, l'entraînaient vers la chambre 310.
— Vous y allez vraiment ? lança Akani, la voix étranglée. C'est le début de tous les films d'horreur, ça !
— Vous préférez redescendre, ou m’attendre ici ? rétorqua-t-il, la question était rhétorique ; ils savaient déjà.
— Rester seule ici est le prix d'entrée pour le prochain meurtre, dans ces films.
Ils se retrouvèrent devant la chambre 310. La porte était entrouverte, béante sur les ténèbres. Aucune chambre de cet étage n’était censée être occupée. Ils n'eurent même pas besoin de franchir le seuil pour faire la macabre découverte : à l’intérieur, M. Kim, le directeur des finances coréen, l'homme qui l'avait précédé pour auditer les comptes, gisait, affalé sur un tréteau, les jambes inertes étendues sur la bâche de protection. Une flaque de sang sombre et visqueuse s'étalait lentement sur le sol plastifié.
Contre toute attente, Akani fit preuve de sang-froid. Elle s’approcha du corps et se pencha. Le sang était épais, mais le détail le plus troublant sautait aux yeux : autour de la blessure, le tissu de sa chemise était carbonisé, comme s’il avait été touché par un éclair ou une flamme intense, une brûlure inexplicable là où la logique aurait voulu une simple plaie.
Finalement, Seung-Hee regarda le visage de M. Kim. Il était livide, affublé d'un horrible rictus, un sourire figé comme une mauvaise blague poussé trop loin.
