Le Ndoman fendait les eaux opaques du fleuve Nyong avec une grâce silencieuse, presque surnaturelle. Dans sa cabine, le capitaine Ekinde Elric sentait chaque vibration de la coque, chaque changement de courant comme une extension de son propre système nerveux. son lien avec le navire lui permettait de savoir à chaque instant ce qui se passait et l’état de son bateau : tout était en ordre. Sauf, peut-être, sa passagère qui semblait agitée.
Anya Lyse, sa passagère, se tenait près du hublot, les doigts effleurant le verre épais. La lumière mourante du soleil couchant enflammait ses cheveux blonds, en faisant une couronne pâle qui contrastait violemment avec le bois sombre et ciré de la cabine. Ses yeux bleus, d’une incroyable clarté reflétaient les jungles luxuriantes qui défilaient sur les rives.
« Votre navire est remarquable, capitaine, » dit-elle sans se retourner. Sa voix était douce, presque fragile, mais Ekinde n’était pas dupe. Aucune fragile ne remonterait le Nyong jusqu’aux montagnes des Géants.
Cette demande les avait surpris lui et son équipage. Une femme, seule et qui semblait de bonne famille d'après son attitude et sa démarche. Mais ils n'avaient pas l'habitude de chercher à trop en savoir sur le client tant que la demande était réalisable.
« Il fait ce qu'il a à faire, sans plus, madame. » répondit-il en ajustant une épingle sur la carte. Il sentait le léger roulis compensé par la volonté même du bateau. « Il nous mènera à destination. »
Anya se mit à arpenter la cabine, perdue dans ses pensées. Sa robe, en toile de lin rouge, était couverte de croix vertes, brodées sur le bas de sa robe ainsi que sur ses manches.
« Je n’en doute pas un instant. On raconte à Arcania que le capitaine Elric est le seul à pouvoir négocier les rapides du Nyong sans encombre. Et j'ai sentit en montant sur le navire, la force de votre lien unique avec ce bateau. »
Ekinde plongea son regard brun dans le sien. Cette femme était supposée être de Alta, une ville état de Mboa. Or les gens de Mboa, et particulièrement ceux de cette cité, étaient réticents à la magie.
« Les rumeurs exagèrent toujours, madame. Je suis un marin qui a la chance d'avoir une expérience de la région. Rien de plus. » Il fit un geste vague vers la carte. « Vos montagnes, cependant, sont une autre affaire. Leur énergie brouille parfois les outils de repérage. Vos recherches en valent vraiment la peine ? »
Anya s’approcha de la table, laissant traîner ses doigts sur le bord en bubinga. Elle ne le regardait pas, étudiant plutôt la pièce comme si elle y cherchait un secret.
— Le jais noir des montagnes des géants est unique, capitaine. Imprégné d’une énergie tellurique que l’on ne trouve nulle part ailleurs. J'en ai besoin pour certains de mes ouvrages. Pour des pièces spéciales.
— Par « spéciales ». vous voulez parler d'artefact. Vous m'avez été recommandée comme une bourgeoise venue de Alta mais à Mboa la pratique de la magie n'est pas officielle. Si vous fabriquez des artefacts alors...
— Je suis d'Arcania. Désolée, j'ignorais que vous n'aviez pas été informé de ce détail.
— Les ressortissants d'Arcania sont supposés se déplacer avec un laisser-papier. Vous avez besoin de discrétion, vous avez l'argent, mon équipage et moi allons vous guider.
Pour la première fois depuis sa venue sur le bateau, Anya lui fit face. « Pour vos compatriotes la magie est un tabou. Mais vous n'ayez pas les mêmes craintes, capitaine. »
« Je vois des opportunités et des outils là où certains voient des culs-de-sac et des menaces ». Il croisa les bras, faisant craquer le cuir de son gilet. « Votre contrat stipule que je vous conduis, vous et votre équipement, jusqu’à la petite clairière de Noos, et que je vous ramène saine et sauve. Pas de questions posées. »
« Une clause que j’apprécie infiniment. » Son sourire s’élargit, et il remarqua durant un court instant que la lumière semblait jouer avec des paillettes d’argent sur ses manches, une tenue de qualité lui était apparue. Son accoutrement modeste était donc une illusion. Elric leva les yeux au plafond. « Elle aurait au moins pu porter un vrai déguisement. Les nobles d'Arcania se reposent trop sur leur magie. »
« Solaris apprécie aussi la discrétion de ses partenaires commerciaux, » continua Ekinde. « Même ceux qui voyagent sous un nom d’emprunt, sans escorte officielle. »
Le sourire d’Anya ne faiblit pas, mais ses yeux se firent plus froids, plus aiguisés. Comme une lame d’acier bleui. Sa frêle apparence craquait. Elric se dit qu'elle ressemblait plus à une lionne en furie qui se contient qu'à une chatte de salon.
— Les escortes officielles attirent l’attention, capitaine. Et l’attention, dans les terres sauvages comme à la cour, peut être la chose la plus dangereuse qui soit. Je préfère me fier au meilleur marin de Solaris. La rumeur dit aussi qu’il est un homme de principes, en plus d'autres choses.
— Les principes sont une boussole, madame. Ils indiquent la direction, mais ils n’évitent pas les écueils. Il s’approcha à son tour de la table, se penchant sur la carte. Il y avait une senteur sucrée et piquante dans l'air.
— Alors, c’est une bonne chose que vous soyez aux commandes, murmura-t-elle, son regard tombant sur ses lèvres avant de remonter dans ses yeux. « Pour éviter les écueils. »
Elric sentit des fourmillements dans les mains quand le Solstice vibra soudainement, comme une secousse. Une alarme qui ne s'adressait qu'à lui, mais il avait du mal à rassembler ses idées.
Son invitée recula de quelques pas. L'illusion qu'elle maintenait sur sa tenue semblait vouloir s'évaporer. Elle observait ce phénomène l'air ailleurs, puis leva vers lui un regard surpris.
« Il y a un problème », murmura Elric. Il aurait voulu hurler pourtant.
Nouvelle secousse du Solstice. C'était comme un stimulus, pour le réveiller. L'odeur, la senteur sucrée qui flottait dans l'air, elle ne pouvait venir du bateau. Il tituba en sortant de la cabine, suivi de près par la jeune femme. En ouvrant la porte, ils découvrirent les autres membres de l'équipage effondrés.
« Il y a quelque chose sur le bateau. Une chose dissimulée. » grommela-t-il.
La jeune femme se redressa péniblement, puis elle fit une danse étrange de ses doigts. Elle laçait un sort. Une lumière aveuglante se répandit sur le bateau, abaissant le voile de confusion dont ils étaient victime. Et une créature invisible jusque là apparût sous leurs yeux, près de son maître d'armes.
Une mimique. D'habitude elles attendaient les explorateurs dans les grottes, les maisons abandonnées et même près des puits. Elles se faisaient passer pour des humains pour piéger ceux qui allaient à leur rencontre. Cette mimique avait le buste d'une femme et les pattes puissantes d'une araignée.
Ekinde qui savait désormais à quoi il avait à faire ordonna à son navire d'attaquer. Les cordes enlacèrent la créature et pour la déchiqueter en un instant. Les restes furent jetés à l'eau. Elles étaient plutôt faibles et faciles à éliminer. Le problème était de ne pas se laisser surprendre.
— C'est cette créature qui nous a embrouillé l'esprit ? Je ne les savais pas capables de ça.
— Elles ne le sont pas. Mais il y a une plante de confusion qui pousse dans cette forêt. Certaines créatures et les contrebandiers s'en servent pour dérouter leurs proies.
— Je vois. Ca explique pourquoi j'ai failli vous...
Elle stoppa net, et rentra à l'intérieur sans un mot et ni un regard. La fleur de confusion pouvait avoir un effet désinhibiteur. Il l'avait lui aussi ressenti. Ekinde secoua vivement sa tête. Déjà son équipage reprenait conscience. Ils devraient vérifier si d'autres indésirables étaient montés à bord. Son attention était sur ses compagnons, mais son esprit restait avec elle.
Les effets de la plante seraient encore actifs quelques heures, et le voyage pourrait continuer.
