La pluie fine d'Arcania avait une manière particulière de s'insinuer au plus profond de vos os, surtout en ville. Accroupie sur le toit d’une échoppe, le capuchon de sa cape gris foncé rabattu sur son visage, Amaya observait la rue boueuse en contrebas. Ici, dans le district des artisans, l’odeur du métal froid, de la vapeur et du pain rassis étouffait tout autre parfum. On était éloigné des beaux quartiers, mais il était plus difficile pour elle de passer inaperçue ici.
Elle respira un coup, tentant de calmer les battements de son cœur qui résonnaient à ses oreilles comme un tambour de guerre.
Un carnet. Le mot tournait en boucle dans son esprit. Lord Gryne avait été évasif. « Un carnet, dérobé à nos voisins de l'Est, contient la localisation de la fleur d'Endom. Un membre de la famille royale le détient. Je vous laisse le découvrir. »
Mission impossible. Insensée. Mais la récompense... un breuvage capable de guérir toutes les affections magiques. Plus que la bourse, c'était la promesse d'une fiole qui l'avait décidée. Elle n'aurait pas pris ce risque pour un autre. Lord Gryne était du genre à cheval sur les principes.
Amaya sentit un picotement au creux de son estomac, une faible pulsation. La magie de repérage de son artefact ne pouvait pas la guider. Elle était excellente pour dénicher les traces de magies mais elle ne connaissait pas la signature du carnet. On savait où il avait été dérobé mais pas où il avait été conçu. Les lieux laissent une marque sur les objets qu'ils ont aidé à façonner. Sans indications précises, elle devrait recueillir quelques informations.
Surtout qu'à la capitale la magie était omniprésente, surtout chez les nobles. Sortilèges de protection sur les serrures ou charmes de bonne fortune sur les enseignes, améliorations des armes... Amaya descendit du toit avec une agilité silencieuse, ses bottes ne faisant pas plus de bruit que le crépitement de la pluie.
Ses épais cheveux blancs n'arrêtaient pas de sortir de sa capuche. Elle rentra un peu dans l'ombre pour les ajuster avant de ressortir.
Elle avait besoin d’informations. Et pour cela, il n’y avait qu’un seul endroit à Arcania où les langues se déliaient pour quelques pièces de cuivre et où on ne posait pas de questions : La Chaudière Rouillée. Elle était déjà venue deux fois sous deux identités différentes mais elle était accompagnée de compagnons et ils se protégeaient. Là, elle était seule.
À l’entrée de la taverne, elle s’arrêta, ajusta son foulard ainsi que sa tenue, et prit une posture longuement travaillée : dos légèrement voûté, épaules rentrées, démarche nonchalante. Tous ici étaient ouvriers, elle ne devait pas sortir du cadre. La jeune femme se fondit dans l’ombre du porche avant de pousser la lourde porte de chêne.
L’air chaud, épais de fumée de pipe, d’huile de machine et de bière aigre, lui frappa le visage. La taverne était un capharnaüm de tuyaux qui suintaient de la vapeur, d’engrenages rouillés servant de décorations et de tables où se mêlaient ouvriers aux ongles noirs et individus aux regards fuyants. Tous les yeux se tournèrent vers elle, furtifs, suspicieux. Une femme seule, ce n'était rare. Mais généralement il s'agissait des femmes soldats ou des lavandières aux bras musclés. En la regardant, on penchait directement pour la première option.
Amaya ignora les regards. De son 1,7m et son physique athlétique on ne pouvait que conclure à un soldat de profession. Elle était mercenaire, ce n'était pas loin de la vérité. Les soldats de manière générale, avaient mauvaise réputation. Elle garda la tête baissée et se dirigea vers le coin le plus sombre, où une silhouette était affalée sur un tonneau, engoncée dans un manteau trop grand.
C’était lui. Silas. L’homme qui aurait les réponses, ou une piste de réponses Un ancien érudit du palais, disgracié pour avoir déplu à la mauvaise personne. Il avait trouvé refuge dans l’alcool et la contrefaçon.
Elle s’assit en face de lui sans un mot et glissa une pièce d’argent sur la table. L’homme leva lentement la tête. Ses yeux étaient vitreux, mais une lueur d’intérêt brillait.
« Je cherche un livre, » murmura Amaya en modulant sa voix pour la rendre plus proche de l'accent arcanien.
Silas ricana, exhibant une rangée de dents jaunies. « Ici, on lit pas. On boit. »
Une deuxième pièce rejoignit la première.
« Un de mes clients adore les fleurs rares. Il possédait un carnet confectionné pour un des plus célèbres explorateur botaniste. Mais ce carnet lui a été volé. » Elle choisissait ses mots avec le soin d’un démineur.
Le regard de Silas se fit plus intense. Il se pencha en avant, son haleine fétide lui parvenant en vague. « Les fleurs, c’est pour les gens de la cour. Ce sont les seuls à posséder des jardins. »
« Et entre gens de la cour, il peut être difficile d'accuser ouvertement un autre. Surtout quand on ignore son pouvoir. »
Amaya le laissa intégrer ses paroles. Cet homme détestait la cour, elle lui tendait une perche. En homme qui a déjà été marqué par la trahison, il se contentait de regarder son vin tourner dans son verre. Les voix des tables aux alentours accompagnaient sa réflexion.
Puis, le silence fut rompu par le sifflement d’un jet de vapeur quelque part dans la taverne. Silas empocha les pièces d’un geste vif. Une dextérité surprenante pour des mains frêles et tremblantes.
« Le compte Lysander, » chuchota-t-il si bas qu’elle dut tendre l’oreille. « Le cadet du Duc Horn, de la branche royale secondaire. On dit qu'il ne s’intéresse pas à la guerre ou à la politique. Sa passion, c’est la botanique… et les trophées qu’il ne peut pas exposer. Il y a quelques années, on l'a soupçonné d'avoir fait agressé la jeune sœur d'un baron du clan Evindi. Il semble que ce ne soit pas la seule fleur qui a été volée ce jour là. »
Amaya sentit son pouls s’accélérer. Elle connaissait le clan des Evindi. Ils marchandaient avec les chimères Inselis, des botanistes reconnus. Ils étaient sûrement les propriétaires du carnet. Face aux Horn ils n'avaient effectivement aucune chance de réclamations. Les Horns avaient des liens avec les Roha, les Gryne et bien sûr la famille royale. La mère de Lysander était la jeune sœur de l'actuel roi. Rien de moins.

« Comment y entrer ? »
Silas eut un rictus.
— Tu sembles intelligente et tu sais sûrement qui sont les Horn. Mais tu voudrais t'infiltrer chez eux ? Il est impossible que les Evindi puisse payer assez cher pour ça.
— Je ne suis pas non plus obligée de leur livrer le carnet.
— Arnaquer un noble et en voler un plus puissant. Petite, tu es non seulement fatiguée de la vie, mais tu vises une mort horrible.
Elle allait sortir une autre pièce lorsqu’un rire tonitruant retentit à la porte. Trois soldats venaient d'entrer. Il n'était pas rare de les croiser mais ceux-ci appartenaient aux lames d'argent. Les soldats réguliers c'est une chose, ceux-ci c'était une autre paire de manches.
On ne voyait pas leurs visages dissimulés sous un énorme capuches mais l'écusson sur leur torse ainsi que leur bottes ne prêtaient pas à confusion. L'un d'eux resta à la porte, un autre alla voir la tavernière tandis que le dernier se rapprochait d'une table.
Le temps sembla se figer. Les conversations s’éteignirent. La tension devint palpable, épaisse comme la fumée.
— Ils cherchent quelqu'un, murmura Silas.
— Je doute que ce soit moi, mais je préfère ne pas le savoir.
Amaya ne paniqua pas. Elle prit le bras de Silas par dessus la table et lui dit « Respire ! ». Une petite explosion survint à l'entrée de la taverne. Deux des gardes allèrent à l'extérieur et l'un d'eux resta dedans, visiblement ils trouvaient ça suspect. Mais cette diversion avait été suffisante pour activer un sort discret d'évasion. C'était comme plonger dans de la vase glacée. Silas et elle se retrouvèrent à quelques blocs de là, où elle avait pris soin de poser un repère.
Il s'assit lourdement. La première fois était perturbante pour n'importe qui. Alors qu'il reprenait ses esprits, elle lui tendit 3 pièces d'or.
— Comment y entrer ? dit-elle d’une voix claire, abandonnant toute dissimulation de son accent.
— T'es coriace... je vais pleurer ta mort. Durant mes années de services j'ai transcrits quelques rapports qui parlaient de la serre des Horn. Une serre qui abritait des fleurs appréciées par la douairière. Lysander se serait aménagé un p'tit espace perso sous les plants de maman.
— Violer l'espace de la sœur du roi reviendrait à attaquer directement le roi.
— C'est un morveux pourri gâté qui a oublié d'être bête. S'ils t'attrapent, essaies d'en finir toi-même. J'ai aussi retranscrit le rapport de ce qu'a subit la jeune Evindi.
Un expression de douleur assombrit le visage parcheminé de l'ancien scribe. De sa position, il avait dût être le témoin d'horreurs. C'était étonnant qu'il puisse se balader ainsi. A Koyop, les scribes et les comptables devaient le rester jusqu'à leur mort.
Amaya avait ce qu’elle était venue chercher. Un nom et une adresse. Il lui manquait un plan pour entrer et sortir en vie et avec son butin. Elle défit son foulard et en fit à nouveau une capuche qui cachait tout le haut de son corps. En quelques secondes la rue sombre l’avala, laissant au loin les cris étouffés de La Chaudière Rouillée et le vieux Silas qui faisait déjà une prière pour elle.
